Une ville à l’abandon ?
Pour les artistes d'une ville où « renaître de ses cendres » est une devise permanente, la construction d’un avenir résilient est un moteur. De plus en plus, l’idéal construit autour des questions d'équité, d'identité et d'appropriation spatiale s’oppose aux rêves d'action directe et la création de possibilités urbaines alternatives. D'une part, Détroit a une empreinte énorme : 389 km² (soit l'équivalent de trois Paris et demi), avec des systèmes et réseaux construits à l'apogée industrielle de la ville pour deux millions de personnes (alors que la ville compte moins de 700 000 habitants aujourd’hui). D’autre part, le territoire est majoritairement « non géré », pas entretenu. On estime qu’un quart de la superficie de la ville appartient aux spéculateurs, qui n'occupent pas plus qu’ils n’entretiennent leurs biens. Un autre quart est géré par le Detroit Land Bank, une entité quasi-gouvernementale qui détient des biens saisis avec pour mission de rétablir progressivement leur valeur immobilière. En croisant les chiffres, on s’aperçoit rapidement que l'empreinte de l'abandon est tout simplement trop gigantesque pour que même les pratiques artistiques les plus ambitieuses ou les efforts DIY (« Do It Yourself », autrement dit « le bricolage ») soient traités sans un soutien fédéral et une gouvernance solide. En outre, peut-être plus déstabilisant encore, le spectre du « rêve américain » persiste à Detroit. En l'absence quasi-totale de filet de sécurité sociale, même les plus fervents des artistes-activistes sont tentés de favoriser leur bénéfice personnel au détriment de la collectivité.
Une compilation d’initiatives sans lien
Les financeurs philanthropiques, à bien des égards, soutiennent cette tendance, en vantant la résilience créative individuelle comme la solution aux problèmes urgents à l'échelle urbaine. Or, les accusations d'instrumentalisation abondent et les critiques considèrent que les projets artistiques financés par le secteur privé masquent les réels besoins sociaux.
En outre, les efforts pourtant déployés par les praticiens les mieux intentionnés, apparaissant comme des réparations superficielles du lien social, contribuent souvent à la déréglementation, la désintégration des systèmes de protection sociale étatiques et à l’inéquité sociale. Ainsi, que les artistes travaillent à transformer des propriétés résidentielles abandonnées en « fantaisies habitables », construisent des institutions parallèles ou opèrent sur des paysages post-industriels, ils le font seuls, sans médiation collective, sans processus public. Pour le moment, le résultat de l’investissement des fondations dans des projets ascendants indépendants se résume à une compilation d’initiatives qui ne se traduisent pas par un continuum civique. Ironiquement, dans ce scénario, le capitalisme, capable de transformer incidemment les dividendes des entreprises en financement vertueux des arts, apparaît comme le système le plus résilient : adaptatif, métamorphe et irrépressible malgré ses échecs extérieurs.
Les limites de la créativité individuelle
La pandémie, paradoxalement, a levé le voile sur les limites de l’aménagement urbain individuel et créatif. Comme partout ailleurs, la crise a accéléré les tendances : elle a fait peser une pression sans précédent sur les travailleurs à bas salaires, elle a révélé de profondes inégalités dans l'accès aux soins de santé au sein des communautés minoritaires, elle a accru la fracture numérique, elle a perturbé les chaînes d'approvisionnement. Pour autant à Détroit, pour la première fois depuis des générations, la pandémie a également contribué à apporter un soutien fédéral. Une ville historiquement punie et isolée pour ses affinités syndicales, sa composition raciale et sa rhétorique militante, s'est finalement retrouvée dans l'ensemble national, se débarrassant, temporairement, du fardeau de la résilience.